Réinventer Arte autour du numérique

Réinventer Arte autour du numérique

Si l’on avait d’emblée bâti l’Europe sur la culture plutôt que sur le marché commun et l’économie, la plupart des observateurs estiment qu’elle serait sans doute aujourd’hui moins chancelante et plus consensuelle. Imaginée dès 1988, telle une utopie, pour consolider les liens entre l’Allemagne d’Helmut Kohl et la France de François Mitterrand alors « locomotives » des 12, la chaîne de télévision Arte apparaît, aujourd’hui, plus sereine et dynamique que l’Union élargie des 28 rongée par le doute et affaiblie par ses divisions. Plus d’un quart de siècle après le lancement de la chaîne, en 1992, sa vocation de refléter la richesse et la diversité culturelles en Europe est toujours aussi forte à l’heure du numérique. Le siège de la Centrale GEIE (groupement européen d’intérêt économique), aux lignes futuristes, est installé à Strasbourg, à deux pas du Parlement européen et de la frontière sur le Rhin. Il a été conçu par deux architectes, l’un français, Paul Maechel, l’autre allemand, Hans Struhk. Quelque 450 personnes y travaillent, dans des studios ou des salles de réunions portant les noms de Lisboa, Salzburg, Sevilla ou Warszawa, tandis que deux pôles, Arte France, à Issy-les-Moulineaux, et Arte Deutschland TV GmbH, fournissent chacun 40 % des programmes diffusés par la chaîne, et financent respectivement, à hauteur de 50 %, la Centrale. « En Allemagne, notre budget est voté pour quatre ans, et en France pour un an, cela nous donne une certaine visibilité sur nos recettes », reconnaît Emmanuel Suard, responsable budgétaire de la chaîne.

Fidèle à sa mission culturelle
Mais, au-delà des symboles et des chiffres, c’est surtout le fonctionnement au quotidien de cette chaîne atypique, et la diversité de sa production qui retiennent l’attention. Sans publicité, financée par la contribution à l’audiovisuel public prélevée en France et en Allemagne, seo Arte se veut fidèle à sa mission culturelle. Elle diffuse sur son antenne 40 % de documentaires et retransmet plus de 900 spectacles (concerts, opéras, ballets, théâtre…) par an, mais s’efforce également d’élargir son audience grâce au numérique qui séduit notamment un public plus jeune.

«Les approches différentes entre journalistes français et allemands pimentent notre travail.»
« Nous sommes en pleine mutation, les lignes bougent… Je suis entré chez Arte il y a vingt-cinq ans et maintenant, grâce au web, on propose de nombreux concerts de pop. Il y a des groupes que je ne connaissais pas et que j’ai découverts ainsi », assure, enthousiaste, Pierre Salesse, 50 ans, chef d’antenne, tout en surveillant sa multitude d’écrans à la régie finale. « Nous diffusons 24 heures sur 24, mais à la régie nous n’avons besoin d’une présence humaine que de 7 h 30 à 2 h du matin le lendemain, le reste du temps tout est automatique. » Dans un bureau baigné cette fois de la lumière du jour et décoré, notamment, d’une carte pour écoliers intitulée L’Europe de 1945 à nos jours – où l’Allemagne est encore divisée en RFA et RDA –, nous avons rencontré la jeune équipe d’« Arte Europe », surnommée par les collègues de la chaîne « l’auberge espagnole ». Subventionnée à 60 % par les institutions européennes – qui y voient un laboratoire pour de futurs développements –, et à 40 % par Arte GEIE, cette structure a pour mission de rendre les programmes – hormis le journal, les fictions et le cinéma – accessibles dans les principales langues de l’Union. Sous la responsabilité de la Française Amélie Leenhardt, l’Espagnole Raquel, la Polonaise Berenika, l’Italien Nicola, le Britannique Alexander et le Français Jean-Augustin travaillent dans la bonne humeur pour produire 400 heures de sous-titres par langue, et par an. Ce service multilingue bénéficie de nombreux partenariats, comme à Vienne ou à Barcelone pour l’opéra, et permet, par exemple, de télécharger des vidéos sur tablette dans la langue de son choix. Cette nouvelle offre témoignant de la vivacité de la chaîne a été présentée avec éclat à Rome dans les cadres somptueux de la villa Médicis et de la villa Farnèse. Traduire, mais aussi concilier les habitudes et les spécificités culturelles de l’Allemagne et de la France fait partie de la feuille de route d’Arte. Par exemple, les Allemands s’intéresseront davantage aux sujets relatifs à l’Europe de l’Est, tandis que les Français préféreront ceux qui traitent de l’Afrique. Ces derniers regarderont le journal télévisé à 19 h 45 et les téléspectateurs allemands, à 19 h 20. « Les approches et les sensibilités différentes entre nos journalistes français et allemands pimentent notre travail, mais il faut garder à l’esprit que nous ne sommes ni la voix de l’Europe, ni celle de la France, ni celle de l’Allemagne. Les “gilets jaunes” c’est important en France, mais nous n’ouvrons pas obligatoirement l’édition dessus », insiste Carolin Ollivier, rédactrice en chef de l’information qui pilote une équipe binationale composée d’une quarantaine de journalistes en fixe, et autant de pigistes. Autre illustration de ces spécificités toujours à l’esprit des responsables d’Arte : pour ne pas effaroucher les téléspectateurs allemands, on prendra soin de doubler, dans une émission consacrée au cheikh Zayed, la voix du vibrionnant Frédéric Mitterrand par un commentaire plus posé…

Se réinventer pour séduire
Pour séduire un public plus large, Arte a lancé notamment, il y a sept ans, un magazine quotidien d’actualité, conçu autour d’un débat au ton enjoué, intitulé « 28’ » (28 minutes) et dirigé avec brio par Elisabeth Quin. Son émisssion remporte un franc succès. Elisabeth Quin confie à The Good Life : «Il y a quinze ou vingt ans, cette chaîne était perçue comme élitiste ou austère, mais les gens ont réalisé en la regardant qu’il y avait de l’humour, une ouverture sur le monde, bref qu’elle était tumultueuse, spirituelle et intelligente. Les spectateurs ont compris que l’intelligence n’était pas l’apanage de l’élite. Et j’ai le sentiment de travailler dans un lieu qui est une sorte de sanctuaire. » Des programmes courts et atypiques ont aussi été conçus, telle cette série de vulgarisation scientifique, de style BD, intitulée « Tu mourras moins bête », où sont exposées, par exemple, les découvertes en matière d’immunologie ou la façon de lutter contre la peur en avion. De même, pour des thématiques originales, comme « Winter of Moon », pour laquelle, en janvier 2019, ont été programmés des films comme Appolo 13 et Le Voyage dans la Lune, des documentaires, etc. La diffusion de grands classiques du cinéma reste évidemment une valeur sûre : en décembre dernier, La Mort aux trousses, d’Alfred Hitchcock, a fait un malheur : trois millions de téléspectateurs ! Mais Arte mise également, notamment par le biais de l’émission « Thema », sur les documentaires historiques, et en particulier sur ceux concernant la montée du nazisme, la Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste. Se tourner vers le passé n’est pourtant pas le genre de Dominique Willième, directeur de la stratégie numérique. « Le développement numérique est plus qu’un défi, c’est une évidence, insiste-t-il. Il nous permettra de sortir d’un certain élitisme et d’être une chaîne généraliste, une chaîne de curiosité qui sait surprendre…Vous savez, on diffuse le Festival de heavy metal ! On est obligé de se réinventer tous les trois ou six mois. » Et qu’on ne vienne pas tenter de l’effaroucher en parlant de la concurrence Netflix, plate-forme à laquelle il est d’ailleurs abonné. « Le volume de contenus n’est pas tout. Contrairement à Netflix, nous avons une ligne éditoriale. Depuis plus de vingt-cinq ans, nous remplissons notre mission de chaîne de télévision, qui est d’acheter de bons programmes, de les diffuser au bon moment, et cela, ça ne changera jamais. »